Les invisibles
1
Je ne me souviens plus depuis quand j'ai renoncé au concept du temps tel qu'il est établi. Ou plus précisément, je ne me souviens plus depuis quand j'ai cessé de penser que le temps était irréversible. J'en suis venu à considérer ensemble hier et demain. Les hommes sont obsédés par le passé tout en ne souhaitant parler que du futur. Ils négligent malheureusement l'importance de l'instant présent pour cette raison.
C'est probablement depuis cette époque que je suis incapable de croire les choses que je vois. La plupart des hommes s'imaginent voir ce qu'ils voient mais je ne pense pas que ce soit réellement le cas : ils ne voient pas ce qu'ils pensent voir. Ou pour le dire plus précisément, ils ne saisissent que des choses visibles. Ils pensent les voir mais ils ne cherchent pas à les voir réellement et de ce fait, personne ne connaît la vraie nature de ce monde. N'importe qui pourrait la voir et pourtant personne ne la voit. Les hommes vivent en fonction de cette mesure douteuse qu'est le temps dont ils ignorent l'origine et voient uniquement ce que leurs yeux leur donnent à voir. Ils parlent et répètent comme l'écho répète ce dont ils ont entendu parler quelque part ; ils se perdent en rumeurs et en bavardages. Essayez de vous taire, ne serait-ce qu'un court instant, ai-je alors pensé.
2
Je vis en Normandie avec mon chien. Ici, je parviens à ressentir ces invisibles. Certains trouveront sans doute ma peinture très abstraite. J'ai simplement voulu peindre fidèlement ce que je vois de la Normandie. Jour après jour, je regarde la Manche où la frontière entre ciel et mer est si floue, si pleine d'ambiguité (elle me ressemble) mais également si apaisante. Cette ambiguité a pris possession de moi lorsque j'étais enfant et elle ne m'a plus quitté depuis. J'ai passé une partie de mon enfance à Obihiro dans le Hokkaïdo. C'était un monde où il faisait moins trente degrés. Un monde où la neige se mettait soudain à tomber de nulle part depuis un ciel uniformément gris. J'aimais cette manière ambiguë dont elle tombait depuis un lieu indéterminable. Voilà ce que je peignais alors. Mon professeur d'arts plastiques, monsieur Miyazaki, m'encourageait. Il me disait : «Tu dois devenir peintre ». Mais moi, je n'y pensais pas. L'hiver, la surface du fleuve Tokachi gelait. J'aimais contempler les cristaux de glace en m'aventurant prudemment jusqu'au milieu du fleuve. Les cristaux fondaient et disparaissaient dans le creux de ma main. Je suis devenu poète pour exprimer l'éphémère. Les mots ont leurs insuffisances mais ils permettent de révéler le monde dans une certaine limite. C'est pour cette raison que les tableaux que je peins trouvent leur source dans une sensation poétique des choses.
3
Peu après la Seconde Guerre mondiale, mon grand-père a réduit en poudre des milliers d'os pour créer une statue du Bouddha. Cette statue est actuellement conservée dans le temple Shoraku-ji à Onoshima, terre natale de mes parents. Il s'agit d'une sculpture réalisée à partir d'ossements humains mais aussi dotée d'une âme. Je l'ai appelée le Bouddha blanc. Je me souviens d'avoir fait l'expérience de sentir inexorablement mon corps s'incliner en me tenant devant lui. J'avais beau tenté désespéremment de me redresser, c'était impossible : mon corps ne pouvait que s'incliner devant le Bouddha blanc. Il m'enveloppait soudain de milliers de rayons lumineux. « Quelque chose » se produisait et c'était au-delà de toute logique. Je n'avais pas peur. Au contraire, je faisais tout pour ne pas laisser s'échapper ce guide de lumière (guiding light). Je n'ai vu le Bouddha blanc pour la première fois qu'à l'âge de trente sept ans. Enfant, mon premier tableau à l'huile avait été un démon (oni) mais ce qu'il y avait dans le Bouddha blanc dépassait en intensité tout ce que j'avais pu y enfermer. Je ne sais comment le dire mais quelque chose de semblable les relie tous les deux. J'ai pensé que c'était une « prière ». Une prière. Pas un espoir ni même un message de salut ou de délivrance. Hélas, les hommes ne peuvent voir ce qu'est une prière et il n'est pas aisé d'expliquer ce qu'est une prière avec des mots.
4
Enfant, j'étais assailli des dizaines de fois par jour par des sensations de déjà-vu, Cela se produisait par exemple en passant le coin d'une rue. J'avais la sensation d'un déjà-vécu avant même de réaliser ce qui était en train de se produire. J'ai connu de fortes instabilités psychiques, surtout durant mes années de lycée et d'université. Je suis convaincu que quantité de « squelettes » (zangai) de mes sensations de déjà-vu gisent au cœur de mes tableaux. Je me perds en souvenirs de choses vues par le passé en contemplant, en Normandie, la limite entre la mer et le ciel. Je n'ai pas connu de nuits sans rêves jusqu'à présent, de nuits qui ne me fassent au matin, surtout dans mon plus jeune âge, me réveiller en nage. Ce sont des rêves m'emportant jusqu'en des endroits inconnus, jusqu'aux confins de ce monde. J'ai fait quotidiennement des rêves sans fin, à l'instar des contes Les Mille et Une Nuits, tourmenté au réveil par ces impressions de déjà-vu, l'esprit submergé à l'infini de mots et de paroles mais aussi d'histoires entre les lignes desquelles je me noyais progressivement. J'ai pris alors conscience que peindre était le meilleur moyen de maintenir mon esprit dans cet état d'ambivalence. Je parviens à me tranformer en « néant » devant la toile. C'est la raison pour laquelle, de poète, je suis devenu romancier. J'ai continué à peindre pour entretenir cet état et je remisais mes tableaux au grenier. Jamais, jusqu'à très récemment, je n'avais parlé de ma peinture à quiconque.
5
Je préfère chanter plutôt que raconter. Je préfère contempler la frontière entre le ciel et la mer plutôt que proclamer mon amour.
Septembre 2023, Normandie